L’HIRONDELLE interroge Jean Hénaff, sémioticien et consultant spécialisé sur l’Asie. Il donne ses clés de compréhension des codes de la beauté asiatique : sa philosophie, son lien avec la nature, la vieillesse, la techbeauty…
1. Comment lire le visage d’une asiatique aujourd’hui ?
Le visage des asiatiques est trompeur sur leur âge pour des yeux européens. Dès l’âge de 25-30 ans, leur peau se ternit et des tâches apparaissent. Mais pour lire l’âge, nous cherchons d’abord les rides en Occident. Et nous ne les trouvons pas, car elles apparaissent sous forme de petites rides vers 40 ans seulement. Et les rides vraiment sérieuses sont à partir de 65 ans. Bref par rapport aux visages occidentaux, il y a un facilement décalage de 10 ans dans notre perception.
2. L’impassibilité du visage des Asiatiques : légende ou réalité ?
Pour y répondre, il est intéressant de remonter dans l’histoire du Japon. Autour de l’an 1000, on rasait les sourcils pour supprimer tout signe expressif et on en dessinait de faux sur le haut du front, cette partie ne bougeant pas. Ainsi, ces femmes restaient impassibles. Au XVIIè et XVIIIè siècle, les femmes représentées dans les estampes n’ont pas d’expression. Leurs bouches, leurs yeux sont même plus petits que la réalité. Cela correspondait au canon de la beauté. Pourquoi ? Une volonté de réserve, une manière de contrôler les émotions, de ne pas trop parler. L’expression se fait de façon subtile. Dans le même esprit, il faut savoir qu’au Japon, une personne de pouvoir ne parle pas. L’impassibilité a des conséquences sur la beauté.
3. Quels sont les canons de la beauté du visage ?
– un regard agrandi
Il est amusant de remarquer que les BD de style « Manga » influencent aussi le maquillage avec leurs personnages aux grands yeux. Des marques de mascara utilisent des héroïnes de Manga sur leur packaging (comme la marque Japonaise Heroine Make )..
Les lycéennes se créent artificiellement une double paupière en se mettant de la colle sur la paupière. Mais le plus simple est de recourir à de la chirurgie esthétique. En Corée en particulier, il s’agit d’une opération aussi courante qu’un soin dentaire en Occident. Une influenceuse coréenne très connue Pony Park s’inspire de la BD en jouant sur différents registres : très grands yeux, visage petit en pointe, tridimensionnalité pour faire remonter l’arrête du nez, éclat renforcé autour des yeux pour montrer de l’émotion. Bref, pour agrandir les yeux, il faut intervenir sur la paupière, jouer sur l’optique, ajouter de faux cils et bien entendu utiliser de l’eyeliner.
– Le petit visage est aussi un canon de la beauté. Et les femmes en Asie ont plutôt le visage rond. Donc, le but est de créer un effet d’optique pour que le visage soit plus petit. Pour cela il faut intervenir sur la zone entre les pommettes et le bout de la mâchoire pour atteindre une forme en V. Les femmes asiatiques jouent avec tous les outils à leur disposition : opération esthétique, logiciel photo, ombrage avec du maquillage, coiffure des cheveux, massages pour faire maigrir le visage, exercices faciaux musculaires. Et enfin, si les yeux sont plus gros, le visage paraitra plus petit. Pour elles, le visage en V est un enjeu face au vieillissement aussi.
Dans les autres critères de la beauté, il y a la fermeté. L’aspect rosé des pommettes compte aussi, surtout en Chine. Il faut savoir que cette couleur renvoie à l’énergie universelle QI qui irrigue aussi tout le corps. L’éclat de la peau est un autre critère. Et enfin, la lumière qui vient de l’intérieur : la lumière reflète une forme d’énergie, de pureté que l’on a en soi.
– le teint clair et transparent.
Comme le ternissement est un des premiers signes de l’âge, garder un teint transparent, sans tâches est un critère fondamental de beauté et de jeunesse. C’est ce qui permet aussi de faire apparaître la lumière qui vient de l’intérieur. C’est aussi en Chine un critère de distinction sociale, comme cela l’a été en Occident jusqu’au début du 20ème siècle : les classes supérieures urbaines échappent au travail manuel en plein air, elles ont le teint plus clair. Les grands groupes cosmétiques occidentaux ont pris cette année l’engagement mondialement de ne plus promettre d’effet « whitening » dans leurs publicités. Ce mot évoque des valorisations et dévalorisations raciales que l’on rejette, mais il n’a en fait pas ce sens en Asie du Nord où les populations se perçoivent avant tout dans chaque pays comme une seule ethnie.
4. Leur beauté s’inspire t-elle de la nature ?
Au fond de la pensée asiatique, il y a la conception que le ciel et la terre sont en osmose totale avec le monde humain et les hommes obéissent aux lois de la nature. Il n’y a pas d’opposition avec la nature. Donc être belle, c’est être naturelle. Alors, lorsqu’une femme fait de la chirurgie esthétique, elle peut le vivre comme quelque chose de naturel, puisqu’elle fait advenir ce qu’elle doit être.
Dans les remèdes, il y a une grosse confiance dans les remèdes inspirés de la nature. Mais il faut noter qu’il n’y a pas le même sérieux qu’en Occident. D’ailleurs, le bio certifié comme en Europe est une notion qui n’existe pas pour les cosmétiques en Asie.
5. Quel est leur rapport à la vieillesse ?
Ce qui compte, c’est le futur. Regardez la publicité Shiseido « the future proof ». il s’agit donc d’avoir des produits qui nous rendent plus résistants aux agressions naturelles et au vieillissement. L’anti-âge commence dès l’âge de 20 ans. On a envie de se donner toutes les chances de repousser le vieillissement dans les meilleures conditions possibles. Il faut avoir mieux vieilli que les autres. La marque japonaise SKII qui a pour slogan « changez votre destinée » montre bien l’idée selon laquelle dans quelques années, vous serez mieux que si vous n’aviez rien fait. C’est une grande différence avec l’Occident qui ne sacrifie pas autant le présent au futur.
6. Quelles utilisations font les asiatiques de la techbeauty ?
Je vais commencer par un exemple très emblématique : il s’agit d’une marque de téléphone et de software chinoise (meitu) qui fonde toute sa raison d’être sur les services d’amélioration de l’image de son visage grâce à l’intelligence artificielle. Elle offre une palette de services : se maquiller virtuellement, améliorer la qualité de la peau du visage, élargir les yeux, donner de l’éclat au regard et à la peau. On est dans le « téléphone cosmétique » pour femmes.
La publicité japonaise relie le virtuel au réel : il faut que le fond de teint apporte de l’éclat dans la vie réelle comme on l’a maintenant facilement dans le virtuel. Cela ne suffit pas sur instagram, il faut que cela soit vrai dans la vie aussi .
On peut dire que les critères de beauté sont pas absolus, mais toujours variables : ils changent selon les cultures du monde et les contextes historiques. Même la notion de clarté de la peau ne revêt pas la même réalité entre l’Occident et l’Asie d’aujourd’hui. Avec la covid, l’envie de prendre soin de soi et la préoccupation de l’hygiène et de la santé se sont confirmés et se développent comme en Occident, notamment avec une augmentation de l’utilisation de produits naturels. Le maquillage des yeux résiste bien et le virtuel a le vent en poupe.