L’HIRONDELLE a rencontré Sylvie Marot, commissaire d’exposition de mode indépendante et poète. L’occasion d’évoquer la singularité de son métier : faire dialoguer les objets entre eux en construisant une narration «poétique» pour mettre en valeur le patrimoine de marques.
Commissaire d’exposition de mode ?
Le commissaire a pour mission de concevoir et organiser des expositions, autrement dit d’élaborer un discours. Depuis mon premier commissariat, Habits de recherche, en 2001, je questionne le processus de la création contemporaine. Design de mode (2002), Les Enrubannées (2006), Maurizio Galante – Design transversal (2010), Décrayonner Anne Valérie Hash (2016), Haute dentelle (2018) interrogent les acteurs de la mode qu’ils soient couturier, artisan ou fabricant.
En travaillant avec la mode contemporaine, je me place dans la rencontre humaine, je me frotte au point de vue de l’autre que je questionne. En qualité de commissaire, je soumets donc une réponse, je propose une écriture visuelle et textuelle.
Une place à l’imaginaire ?
Mais pour « faire image » au sens poétique de Gaston Bachelard, cette écriture peut aussi être poly-sensorielle. J’aime personnellement la voix. « Pourquoi vouloir à tout prix distinguer la voix du regard ? Le caractère de la voix est de toucher directement les tympans, c’est un fait. Le regard, lui, ne « touche » pas, si fort qu’il nous frappe (…) seule la voix, émise en forme d’ondes, peut toucher directement nos tympans, échauffer nos oreilles. » nous dit Ryoko Sekiguchi poétesse japonaise dans La Voix Sombre.
Les expositions sur le parfum ouvre un champ particulièrement intéressant : comment évoquer ce qui n’a pas de contour ? On peut certes montrer un flacon, une image publicitaire mais un effluve ? Les parcours immersifs des expositions Dior ou Chanel explorent l’imaginaire de façon spectaculaire.
Raconter une histoire, est-ce assembler des fragments ?
C’est assembler des fragments choisis ! Mais aussi faire avec ceux abandonnés. Dans « Exposer la mode en train de se faire » (La mode exposée de Luca Marchetti), j’évoque notamment ma quête de « l’objet vrai ». Cette vérité relève bien sûr de originalité mais plus encore de la puissance évocatrice du vêtement. Le vêtement est un objet animé. Il y a une quête d’émotion. Exposer, c’est élire, et donc renoncer. Renoncer à la pièce non disponible, détruite, perdue… elle brillera par son absence ; le visiteur ne saura rien de ce chagrin.
Le vêtement est un objet d’émotion ?
Assurément. Mais pas seulement. Le vêtement est un objet pluri-disciplinaire : il relève tour à tour de la mode, du design, du textile, de l’industriel, de l’artisanat, de la politique, de la poétique… Nul autre objet n’est plus proche de nous. Nos armoires sont emplies de vêtements que nous chérissons ou dédaignons. Exposer la mode, c’est révéler l’un de ses champs, matériel et immatériel.
C’est aussi un objet de conversation. Ainsi exposer tel objet vestimentaire, c’est le faire entrer dans un dialogue. Dialogue avec les autres pièces exposées, dialogue avec le commissaire, dialogue avec le visiteur. On peut faire dire plusieurs choses à une robe. Elle peut nous parler de sa couleur, de sa matière, de sa silhouette mais aussi de son parfum, de ses bruissements, de son passé…
Couleur, matière, silhouette, une symbiose ?
Haute dentelle créée à la Cité de la dentelle et de la mode à Calais souligne cette osmose. Cette exposition surligne la dentelle mécanique, inspirée et affranchie de la dentelle à la main. L’enjeu est a minima double : valoriser un territoire — la dentelle de Calais-Caudry® et dépoussiérer l’idée de la dentelle. Technique, artistique, la dentelle est multiple. Aux teintes, textures, manipulations et broderies infinies, elle se veut transparente ou opaque, au motif floral ou abstrait, légère ou tridimensionnelle… Elle est tout et son contraire. Elle devient magnifiquement méconnaissable. Chaque robe choisie marque le point de fusion entre le meilleur de la main et le meilleur de la machine, rendant hommage à cette matière d’exception, familière et pourtant méconnue.
Tel Maigret, je me suis livrée à une enquête au sein des maisons de haute couture et de prêt-à-porter de luxe mais aussi des manufactures. Identifier, présélectionner, écarter les fausses pistes, éprouver les liens pour finalement rendre compte de cette enquête de terrain et transmettre ce qui a été appris… Objets et textes oeuvrent de concert à cette compréhension. Ici, le dénominateur commun est certes la dentelle, mais l’exposition démontre dans un même mouvement, l’unicité stylistique et l’inventivité technique. Et pour ce faire, chaque pièce se doit d’être exceptionnelle. Des exceptions qui forment un tout. Des exemplarités qui font sens : sensation et direction. Certaines pièces s’excluent d’elles-mêmes parce qu’elles ne s’inscrivent pas dans la narration qui se construit.
L’exception est la règle ?
L’exception est la norme de ces maisons qui ont accepté de prêter leur création parmi lesquelles Balenciaga, Chanel, Christian Dior, Iris van Herpen ou Valentino. Conscientes de la valeur de leur patrimoine, toutes ces maisons conservent aujourd’hui avec grand soin leurs archives. C’est un puissant corpus dans lequel la recherche peut cheminer. Mes investigations ont fait avancer l’état de connaissance de certains fonds qui bénéficient ainsi d’un nouvel éclairage. Ici, la mise en exergue du lien étroit entre le fournisseur et la maison de couture m’importait. Il fallait faire la démonstration de cette relation créative, de ce travail d’ombre et de lumière. Parce que le temps de l’exposition est aussi un temps du ravissement, de l’éblouissement.
Photo : Vue de l’exposition Haute dentelle, Cité de la dentelle et de la mode de Calais © Fred Collier, 2018.